Le regard d'Orphée chez Théo Angelopoulos

Françoise Létoublon et Carolines Eades

In Revue de Littérature Comparée ; Didier Erudition 4/1999

 

L'œuvre d'Angelopoulos débute de manière explicite par une référence à la tragédie grecque, dans son contenu comme dans sa forme : la Reconstitution (1970), puis le Voyage des comédiens (1975) se situent dans la postérité des Electre antiques, dans une tradition vivace et variée sur la scène et à l’écran au vingtième siècle. Les films les plus récents d'Angelopoulos, en revanche, s'éloignent de l’ombre tragique pour se rapprocher de l’épopée homérique avec Voyage à Cythère (1984) et Le Regard d'Ulysse (1995). I1 ne faut pourtant pas négliger la présence moins directement apparente dans ses films récents de figures mythiques telles qu'Apollon, Thésée, Œdipe. Orphée y trouve aussi sa place, avec les thèmes récurrents de la musique et de la poésie, de la femme perdue et retrouvée pour être perdue à nouveau, de la descente aux Enfers et du regard fatal. Plus encore, ne faudrait-il pas dans l’ensemble de son œuvre déceler l’apparition progressive d'une question qui devient à partir du Regard d'Ulysse centrale et presque obsessionnelle, et se confirme sans doute dans L'Eternité et un jour (1998) : le mythe de la naissance de l’art et de la supériorité de la poésie lyrique sur les autres arts, thème traditionnel du paragone entre les arts depuis l'Antiquité et la Renaissance ?

 

Suite d'Orphée : thème et variations

Si la référence dramatique, voire poétique, s'impose de la vision de la trilogie qui porte chez Jean Cocteau la marque du mythe d'Orphée et qui traverse de part en part sa carrière cinématographique avec Le Sang d'un poète en 1930, puis Orphée en 1950 et son dernier film Le Testament d'Orphée en 1960, l’œuvre de Théo Angelopoulos semble appeler également la référence musicale, comme le note par exemple Yvette Biro à propos du Voyage des comédiens et de Voyage à Cythère.

A mesure que se confirme dans l’œuvre d'Angelopoulos l’impuissance de l’art théâtral à représenter l’expérience individuelle et collective, la composition musicale prend une fonction structurante tant au niveau du récit qu'au niveau de l’expression. La troupe des comédiens se dissout définitivement et vend ses costumes de scène dans Paysage dans le brouillard (1988). Dès 1984, Eleni Karaïndrou succédait à Loukianos Kilaïdonis pour mettre en place l’univers musical des films les plus récents d'Angelopoulos et substituer aux arrangements du répertoire traditionnel une création originale indispensable à la cohérence interne des films et de l’œuvre. Pour Sylvie Rollet, « c'est, en effet, la musique qui apparaît comme la matrice primordiale du film. Dès le passage de la frontière albanaise, retentissent les quatre notes d'une mélodie déjà entendue et qui courra tout au long du Regard d'Ulysse : le "motif de l’exilé", composé par Eleni Karaïndrou pour Voyage à Cythère. Tout le film apparaît ainsi comme une variation musicale sur le thème de l’exil, variation qui prend l’ampleur d'une fugue (au double sens du terme). »

Le parcours de ce thème musical trouve un écho visuel dans celui d'un thème narratif inspiré du mythe d'Orphée que présentent les images de la première séquence du film (c'est-à-dire après le prologue et le générique) et qui fera l’objet de variations tout au long du film. Cette séquence introduit le personnage principal, A., d'origine grecque, réalisateur américain confirmé, de retour dans sa ville natale, Florina, dans le Nord de la Grèce : cette visite dans un univers boueux, sous la pluie, dans la nuit, au milieu de masses anonymes composées tantôt de manifestants intégristes, tantôt de partisans résolus, se termine par la rencontre avec une femme qui, poursuivie par A., ne se retourne pas et disparaît dans la foule. I1 est impossible alors aux spectateurs de déterminer s'il s'agit bien de la femme aimée autrefois, qui ne le reconnaît pas ou refuse de le reconnaître ou d'une inconnue sur laquelle il projette son souvenir. Avec la descente du poète-cinéaste dans cet « Enfer », la référence à Orphée précède donc dans le récit filmique la référence à Ulysse (pourtant explicitée par le titre) et sa nekyia (illustrée notamment par la séquence des retrouvailles à Constanza en 1945, 1948 et 1950 entre le personnage principal A. et sa famille).

Au thème musical de l’exilé correspond le thème orphique qui, comme le premier, : est apparu précédemment dans l’œuvre d'Angelopoulos. Le Pas suspendu de la cigogne (1991) relate l’histoire d'un homme politique, brillant orateur, qui à quitté brutalement le confort de son existence bourgeoise et de sa carrière brillante pour vivre dans l’anonymat d'un camp de réfugiés. Une rencontre avec l’épouse qu'il à abandonnée dans sa fuite est organisée par un réalisateur de té1évision : celle-ci refuse de le reconnaître, avec des ambiguïtés analogues à celles du motif initial du Regard d'Ulysse. En outre, le thème de la descente aux Enfers et celui de la perte d'Eurydice se retrouveront à plusieurs reprises dans le courant du Regard d'Ulysse : les femmes qu'A. rencontrera dans son périple dans les Balkans à la recherche de trois bobines de film ont toutes trois la même apparence que l’« Eurydice » de la première séquence (tous ces rêves sont interprétés par la même actrice, Maïa Morgenstern). Le cinéaste nous à d'ailleurs confirmé que cela devait être compris comme la recherche constante de la même femme. Toutes trois seront abandonnées dans leur enfer respectif, la Roumanie démantelée, la Yougoslayie en ruines, Sarajevo bombardé, par A./Orphée au regard obscurci par l’appareil photo, la nuit, puis le brouillard. C'est, comme dans le mythe antique, par un cri poétique et désespéré que, dans le dernier plan du film, le cinéaste pleure la disparition de la femme aimée et la vision d'images rendues vaines par l’effet d'un regard brouillé, impossible, mortifère.

Le parallélisme entre la composition musicale et la composition narrative du Regard d'Ulysse se retrouve également dans le réseau des motifs sonores et visuels qui traversent le film. Outre la récurrence et les variations du thème de l’exil tantôt interprété par le violon de Kim Kashkashian, tantôt repris par le Youth Orchestra de Sarajevo, la bande sonore du film se distingue par la présence d'une basse monocorde et continue exécutée par le violoncelle, dans les moments musicaux à proprement parler, ou, quand la musique disparaît, par la « note grave d'un bruit de fond » produit par le moteur du taxi, les cahots du train, le ronronnement de la table de montage ou encore les saccades du projecteur à la fin du film. Le rôle narratif du son musical et du son analogique consiste donc non seulement à soutenir la structure du film, mais aussi à produire un sens et à construire l’histoire avant l’intervention de l’image et du dialogue. Dans les séquences insolites telles que la métamorphose fantasmatique d'A. cinéaste contemporain, à la frontière bulgare en Miltos Manakis, pionnier du cinéma, réfugié grec dans le même lieu en 1920, le saut temporel est annoncé, avant l’explicitation par le dialogue, par le bruit d'un cheval qui se substitue à celui du train et donne ainsi un premier repère de cette métaphore, dans tous les sens du terme (à la fois transport spatio-temporel et syllepse visuelle). L'image reste au temps présent, mais le son est celui du passé.

La récurrente des bruits de cloches, le croisement des mélopées dans le cimetière de Sarajevo, les chansons dans un café de Belgrade, sur les bords d'une rivière bulgare ou sur les berges de la Miljacka à Sarajevo font écho dans Le Regard d'Ulysse aux films précédents et achèvent de tisser la toile sonore d'un cinéaste qui, comme le poète, sollicite l’écoute et crée l’image par le recours à la forme du langage verbal ou de la musique, et non seulement par le recours à la signification.

Réciproquement, les images du film possèdent une aura sonore, même lorsqu'elles sont muettes comme dans les films des Manakis : le bruit du projecteur est toujours présent, presque lancinant, parce que, comme le rappelle le personnage du Pas suspendu de la cigogne en guise de justification au moment de sa disparition, « Parfois il faut se taire pour pouvoir écouter la musique derrière le bruit de la pluie. » C'est le silence des images qui ici leur donne un sens.

La superposition des sons peut aussi produire du sens : dans la première séquence, la bande-son du Regard d'Ulysse cite celle d'une séquence du Pas suspendu de la cigogne. Dans l’avant-dernière séquence du film, les effets de redoublement s'accélèrent : la scène de Roméo et Juliette (Acte II, scène II, 182- 189) est dite à la fois en serbe par les jeunes comédiens et en anglais par A. ; la fille de Lévy, directeur de la cinémathèque de Sarajevo, reprend mot pour mot des é1éments de dialogue déjà entendus par les spectateurs dans la bouche d'A. à Florina dans la première séquence et lors des adieux de l’archiviste de Skopje à A. dans le port de Constanza; la musique du film est introduite dans l’univers diégétique sous la forme d'un concert symphonique donné dans un parc de Sarajevo, tout en gardant sa fonction d'illustration comme fond sonore; enfin, le poème allemand de Rainer Maria Rilke qu'enregistre au magnétophone Lévy, dans la solitude de son bureau, est ensuite écouté en cachette par A. en l’absence de son ami. Il ne faut pas négliger dans Le Regard d'Ulysse la présence d'une mélodie visuelle élaborée selon les principes de la composition musicale, littéraire ou picturale avec, par exemple, la reprise du mouvement des réfugiés de Monastir en 1914 par ceux des habitants de Sarajevo en 1995, la déclinaison des couleurs dans les tons jaunes et bleus pour le décor et les costumes et les nombreuses variations à partir d'une composition opposant une zone de lumière au reste du cadre plongé dans l’obscurité dès la première séquence : le projecteur sur fond de mur devient ensuite le mirador du poste de frontière, la lune au-dessus de la rivière, la lucarne de la cinémathèque éclairée par la neige...

Plus significative encore est la réapparition du motif initial que constitue le plan des fileuses filmées par un pionnier du cinéma balkanique. Cet insert qui effectue la transition entre le prologue et la première séquence et entre les montagnes albanaises et l’arrivée à Monastir est à la fois procédé poétique et rappel de la métaphore qui rapproche dans les Hymnes orphiques le poète et les Parques : « Ici prend fin le chant des Moires qu'Orphée à tissé ». La volonté qu'a le cinéaste A. de mener son « itinéraire personnel » le conduit à inscrire son destin dans les pas des Manakis pour créer un double récit, le sien et celui des pionniers du cinéma, à la recherche du premier regard.

Présence d'Orphée

Le mythe d'Orphée apparaît donc non seulement dans la structure du film avec la reprise de situations narratives (descente aux enfers, perte d'Eurydice) et grâce à une composition valorisant la musique comme matière et comme schéma de référence, mais aussi dans la caractérisation et l’itinéraire du personnage principal, le Poète-Cinéaste. On y retrouve en effet les trois mouvements qui jalonnent les récits consacrés à Orphée : la gloire - marquée par les succès du voyage à Argos et la descente aux Enfers -, la chute - constituée par la perte d'Eurydice et la mort d'Orphée démembré par les Ménades - et l’apothéose - consécration de la Voix et du Poète dans les cieux et sur terre.

La renommée du cinéaste A. est telle que les spectateurs de sa ville natale n'hésitent pas, pour assister à la présentation interdite d'un de ses films, à affronter la pluie, les conditions improvisées d'une projection près du marché et les manifestations de protestation et de censure qui l’accompagnent. Le nouvel Orphée dispose pour charmer le monde, non pas d'une cithare à sept cordes, mais des ressources du septième art : l’épisode mythique selon lequel Orphée est dit avoir ajouté deux cordes pour atteindre l’harmonie parfaite ou la maîtrise totale des arts pourrait être rapproché de la référence du prologue du Regard d'Ulysse à l’histoire du cinéma, puisque le pionnier du cinéma primitif, Miltos Manakis, cède la place au cinéaste contemporain au moment où l’image fixe et monochrome est dotée de deux cordes supplémentaires : la couleur et le mouvement de caméra. Pourtant, dans la première séquence, le « charme » de la voix du cinéaste - illustrée de manière insolite par une citation de la bande-son du Pas suspendu de la cigogne, et non, comme on s'y attendrait, par les images du film - est à la fois affirmé par la détermination des spectateurs et contesté par la présence des opposants qui restent sourds au message d'A. et se montrent plus sensibles aux chants religieux et officiels.

Dans le film s'effectue une condensation entre le mythe d'Orphée et les Nekyiai de L’Odyssée et de l’Enéide, - Anchise et la Sibylle servent de guide à Enée dans sa Nekyia, Circé et Elpénor jouent un rôle analogue pour Ulysse. Chez Angelopoulos, on retrouve la double figure de l’homme mûr et de la femme comme guides du héros dans sa quête. Dans Le Regard d'Ulysse, ces hommes (un chauffeur de taxi, un journaliste, les directeurs de la cinémathèque de Belgrade et de Sarajevo), à la manière de Heurtebise chez Cocteau, aident A. sur le plan matériel, mais ancrent sa recherche dans une réflexion tournée vers le passé plutôt que vers le futur. Les réflexions du chauffeur de taxi sur la mort de la culture grecque et celles du journaliste de Belgrade sur leur jeunesse commune à Paris rappellent peut-être la vie d'étudiant d'Angelopoulos à L’IDHEC. En revanche, tout en fournissant au héros nourriture, vêtements ou moyens de transport, les femmes et les enfants réintroduisent d'une manière plus positive dans l’itinéraire du personnage principal la dimension de l’amour et de l’avenir; telle la Béatrice de Dante, ces guides de l’espérance ouvrent la voie de la poésie.

Cette ambivalence se retrouve dans l’ancrage spatial du personnage filmique. L'approche ethnologique du mythe d'Orphée l’associe à des récits similaires présents notamment dans la tradition de certaines tribus indiennes d'Amérique du Nord. La toute-puissance du Poète qui lui confère la faculté de visiter le monde des morts et d'en revenir serait donc à rapprocher du pouvoir du chamane, intercesseur auprès de l’au-delà. Les chants du sorcier sont considérés comme plus efficaces que l’action des chefs et la guerre dans les communautés dotées d'une organisation politique, mais insuffisamment centralisées pour se confronter à leurs voisins ou à l’inconnu. Ces groupes sociaux sont en général contraints à un certain nomadisme par la dispersion de leurs ressources économiques et sont donc préoccupés à double titre par la question des frontières.

Faut-il rappeler qu'Angelopoulos développe sa propre version contemporaine du mythe d'Orphée, entre autres, dans le contexte géopolitique des Balkans, région caractérisée par le récent échec de la fédération yougoslave, la recomposition et la contestation des frontières et les mouvements constants de population, qu'il s'agisse des réfugiés de guerre en 1914-1918 ou en 1939-1945, des Grecs chassés d'Ionie en 1922, des victimes du conflit yougoslave en 1995, des immigrants albanais, kurdes et croates en Grèce (Le Pas suspendu de la cigogne, Le Regard d'Ulysse) ou des immigrés grecs en Allemagne, aux Etats-Unis (Paysage dans le brouillard, Le Regard d'Ulysse) ou dans leur propre pays (L’Apiculteur, Voyage à Cythère). Dans Le Regard d'Ulysse, A. est à la fois le poète exilé qui prend les traits d'Orphée chez Chateaubriand, Hugo, Vigny... et le chamane qui initie aux secrets des dieux plutôt qu'aux manigances des hommes. Dans Le Pas suspendu de la cigogne, l’homme politique devient le poète exilé pour « pouvoir écouter la musique derrière le bruit de la pluie » : le discours rhétorique cède le pas à la parole poétique.

La gloire du Poète se manifeste également par la prédominance du voyage maritime ou fluvial associé à la formation du poète (et évoqué par le navire bleu dès le prologue du Regard d'Ulysse) et son développement métaphorique (« Tu navigues en eaux troubles », commente l’ami d'A. à Florina) qui rappellent autant l’épisode des Argonautiques que l’errance odysséenne. Le parcours d'A. à un objectif précis, les trois bobines de film, tout comme l'équipée de Jason à la recherche de la Toison d'or. Le succès des entreprises auxquelles participe Orphée ou que s'impose A. est pourtant indissociable de la chute à laquelle est prédestiné le poète.

Le rapprochement des poètes du septième art avec Orphée par le biais de la métaphore fluviale passe également par les diverses mentions du fleuve Evros dans le film : le dialogue signale que Yanninos Manakis, exilé à Plovdiv (Philippopolis), passe ses journées à contempler le fleuve qui se jette plus loin dans la mer Égée ; l’image montre la passeuse bulgare traçant du doigt sur une vitre le parcours du même fleuve jusqu'a son embouchure, avant d'emmener A. vers Sarajevo en barque, en sens inverse. La bizarrerie de cette inversion, de la différence entre l’itinéraire montré et l’itinéraire suivi, nous suggère l’hypothèse d'une référence au mythe d'Orphée : en effet c'est portée par ce même fleuve, alors appelé Hèbre, que la tête d'Orphée, après son supplice, rejoint la mer en appelant Eurydice. Avant même l’épilogue dramatique, le poète fait l’expérience de la souffrance confiné dans le refuge solitaire et glacial de la Thrace, Orphée pleure la disparition d'Eurydice et la faillite de son art que confirmera l’épisode des Ménades. Tel est le sort qui sera réservé à A. pleurant seul dans la cinémathèque déserte le massacre de la famille Lévy dans le brouillard de Sarajevo.

Cependant, dans leurs déplacements à travers l’espace diégétique comme dans leur parcours de douleur, les personnages d'Angelopoulos n'épuisent pas toujours fidèlement la référence orphique. La nature cyclique du voyage est signalée dès le début du Regard d'Ulysse : « ma fin est mon commencement », et confirmée à la fin du film par la référence au retour d'Ulysse en sa patrie. Le poème final composé à partir des scènes de reconnaissance de L’Odyssée pourrait être intitulé le « Poème des Signes » (sèmata). Malgré son contexte et la diction élégiaque d'A., c'est une invitation au renouveau, aux retrouvailles, à la reconnaissance, présentée non pas tant comme un espoir que comme une réalité future. La perte d'Eurydice devient la promesse de Pénélope, ancrant Orphée à l’aube de son apothéose dans le hic et nunc d'Ulysse. Le cri bestial d'A. au pied de ses amis fusillés est sensiblement différent du chant que la tête d'Orphée consacre à Eurydice et qui retentit sur les berges de L’Hèbre. Le rapprochement entre le poète et l’animal passe certes par l’évocation du massacre, brutal dans le film et similaire aux sacrifices d'animaux dans le mythe grec et les rituels dionysiaques, mais le sens du rapprochement est ici différent. C'est en confrontant son humanité à l’animalité de l’homme qu'A. trouve le sens de sa vocation de poète, alors que l’expérience de sa mortalité constitue pour Orphée l’ultime étape avant l’apothéose, le degré surhumain de son art.

Cette opposition radicale peut permettre de dégager la signification spécifique chez Angelopoulos de la référence à la mort du poète dans la tradition orphique : le démembrement qui caractérise ce mythème est évoqué dans plusieurs films. C'est le sort réservé au héros d'Alexandre le Grand (1980), puis à la statue immergée d'un colosse antique dont on repêche la main dans Paysage dans le brouillard (1988) et à la statue monumentale de Lénine dans Le Regard d'Ulysse. Si le démantèlement quitte le corps humain pour toucher ses représentations , en revanche Le Regard d’Ulysse et L’Eterenité et un jour mettent l’accent sur l’immatérialité des corps en multipliant l’apparition des silhouettes fantomatiques à la frontière albanaise, dans les villes balkaniques, dans l’enfer de Sarajevo.

La référence au mythe d’Orphée s’inscrit donc dans un réseau d’images schizomorphes qui illustrent chez Angelopoulos l’union imposible de l’homme et de la femme, par exemple dans la scène du départ d'A. sur le Danube, l’union impossible de l’objet et du regard, comme la découverte du lieu de naissance d'Apollon à Délos racontée par A., l’union impossible de l’être humain et du monde qu'illustre la séquence finale. On trouve également des scènes de bal à l’occasion des mariages, au début de L’Apiculteur (1986), à la fin du Pas suspendu de la cigogne, et dans L'éternité et un jour, aussi bien que dans la discothèque de Paysage dans le brouillard, ou en plein air à Sarajevo dans Le Regard d'Ulysse : ces scènes constituent un exemple de thème « formulaire » qui reprend tout au long de l’œuvre d'Angelopoulos une tension irréductible. A ce niveau de représentation, la fonction poétique de l’art cinématographique semble incontestable.

Pourtant, Angelopoulos n'élude pas un autre aspect du mythe d'Orphée, en montrant que le destin du Poète est voué en apparence à l’échec : son art se révèle tout à coup incapable de maîtriser, de représenter, d'incarner au sens propre les corps symbolisés dans le mythe par Eurydice et devenus dans le film insaisissables et fantomatiques : le monde échappe à l’artiste qui rêvait encore de l’unifier et de l’harmoniser. Mais pire encore : alors que le sujet se dérobe, c'est la forme même de l’art qui s'effrite. Plus que le corps qu'on déchire ou l’idéologie marxiste qu'on démantèle, c'est la représentation elle-même qui est menacée. Angelopoulos est souvent défini comme le dénonciateur des images fausses et proliférantes que fournit la télévision : le journaliste rencontré par A. à Belgrade explique que les images du front ne sont que des simulacres, le réalisateur de télévision du Pas suspendu de la cigogne se heurte à sa hiérarchie, peu intéressée par la réalité des réfugiés. Le cinéma pour sa part est en voie de disparition depuis la salle désaffectée du « Panthéon » dans L’Apiculteur jusqu'à la cinémathèque bombardée de Sarajevo : les images ne sont plus montrées (y compris lors de la projection à Florina, on l’a mentionné), seuls sont visibles les affiches, les boîtes, les appareils d'autrefois exposés dans des vitrines ou soigneusement entretenus par des projectionnistes et des archivistes - plusieurs d'entre eux sont d'ailleurs symboliquement à la retraite.

D'un côté la prolifération, de l’autre la fossilisation : alors qu'A. ne réussit ni à photographier ni à voir le primordial, les supports de la représentation - la pierre pour la statue de Lénine, la bande magnétique pour le poème récité par Lévy, la pellicule pour les enfants de Paysage dans le brouillard et les frères Manakis -, autrefois si aptes à transmettre l’Idée, l’image du monde, l’âme de l’homme, redeviennent matière sécable : la statue est livrée aux coups de burin, le poème est interrompu par l’arrêt du magnétophone et les bobines de film sont livrées aux hasards de l’expérimentation chimique. Cocteau usait du trucage pour créer un univers surnaturel à partir de la matérialité du film ; Angelopoulos dévoile au contraire l’illusion en mettant l’accent sur les procédés chimiques (avec le développement lent et hasardeux des bobines), mécaniques (par le bruit des projecteurs) et technologiques (avec la multiplication des supports : magnétophone, appareil photo, caméra), c'est-à-dire tous les procédés qui construisent l’artifice.

L'art devient alors le signe non plus de l’objet, mais de sa disparition, de son absence. Contrairement au poète de Cocteau qui à le pouvoir de passer dans un autre univers, un autre temps, un autre état, celui d'Angelopoulos oscille entre le brouillage des temps (souvenir, présent, imaginaire) et le néant, le vide, l’aporie.

La survie de l’art et du Poète

Cependant, le double échec du poète que symbolisent la disparition d'Eurydice, objet de la représentation, et le démembrement d'Orphée, forme de la représentation, est transcendé par son apothéose, c'est-à-dire la faculté de se dépasser. Le mythe d'Orphée semble ainsi participer au renouvellement et à la revitalisation esthétiques, à la fois comme sujet et comme forme métaphorique de l’avant-garde : dans l’histoire de l’art, de manière symbolique, il réapparaît dans le domaine lyrique avec la création de l’opéra par Monteverdi, dans le domaine pictural avec le mouvement symboliste et Gustave Moreau, dans le domaine cinématographique avec le passage à la modernité qui se révèle chez Cocteau dans l’assimilation de la transparence du miroir à celle de la scène et de l’écran.

I1 semble qu'Angelopoulos se situe dans cette perspective en associant aux traits orphiques de son personnage principal dans Le Regard d'Ulysse et L'éternité et un jour un discours sur le renouvellement de l’art cinématographique et de la littérature. Alors que, dans ses premiers films, la situation politique et l’éclairage historique occupaient une place centrale, ils appartiennent désormais au contexte, essentiel certes, de l’action principale qui s'est resserrée autour de la quête personnelle de l’artiste, retrouvant ainsi Cocteau pour qui, selon J.-M. Clerc, la politique des arts - changer la vie - compte plus que la politique de la cité - changer le monde.

En son temps, Cocteau défendait et mettait en scène la prédominance de l’image, signe de l’inconscient, sur le mot, signe de la conscience. Aujourd'hui, la doxa proclame la fin des lettres dans un monde envahi par l’image, mais Angelopoulos prône et pratique la résistance, effectuant le retournement de ce qui est devenu tradition. Dans son œuvre, la mort annoncée du théâtre et du cinéma mène au retour du lyrique, de la voix. Le regard est dévalorisé comme cause et comme forme du châtiment : il est destructeur, tabou, refusé comme dans le mythe d'Orphée, puisqu'il est associé à l’image figée, périssable, éphémère, inutile, car déjà vue.

En outre, c'est la voix qui désormais conduit à l’image : le dialogue mentionne le parcours du fleuve Evros à propos de l’exil de Yannakis Manakis à Philippopolis (Plovdiv), avant que la paysanne bulgare n'en dessine le parcours pour A. ; l’arrestation de l’oncle est annoncée dans le dialogue avant de se réaliser durant le réveillon à Constanza; la description que fait A. de Florina autrefois est reprise par l’image avec son arrivée à Sarajevo et mentionnée à nouveau par la fille du directeur de la Cinémathèque, qui décrit Sarajevo dans les mêmes termes ; enfin, de manière encore plus symbolique, c'est le « chant de la pellicule » qui séduit Lévy puis A. au point de faire franchir à ce dernier la porte interdite du laboratoire.

La parole ouvre la voie, montre les signes, permet d'écouter la musique du monde dans le brouillard de Sarajevo. Malgré l’échec de la vision, l’image est toujours capable de provoquer l’émotion, le rire d'A. et de Lévy face aux images retrouvées, puis les pleurs d'A. face aux images vaines. Mais c'est par les mots que le poète commente et transmet son expérience, qu'il la partage avec un autre, dans la tradition grecque du symposion - par les toasts portés à Belgrade avec l’ami journaliste -, ou qu'il la relate à l’autre - comme le récit poétique de l’anecdote de Délos racontée à l’archiviste de Skopje - ou encore qu'il se parle à lui-même : le personnage d'A., en proie au désespoir, réinvente le seul genre poétique adéquat, l’élégie, devant les images brouillées qui ne sont pas montrées aux spectateurs.

Les poètes en tant qu'individus mortels, sont condamnés à disparaître, mais la poésie subsiste. La tradition se perpétue par le spectacle, comme dans la représentation de Shakespeare à Sarajevo, mais aussi par la pratique personnelle : A. et Lévy se récitent à eux-mêmes mais à voix haute le texte poétique, l’un Shakespeare devant la scène improvisée, l’autre Rilke au magnétophone dans son bureau. Le poète se réincarne donc de manière très matérielle, non dans le support mais dans le corps de ceux qui se réapproprient les textes et se mettent en scène comme poètes. La scène finale du film va plus loin : le poème de souffrance recomposé à partir de citations de la fin de L’Odyssée est présenté du point de vue d'A. comme une création spontanée, comme s'il réinventait dans la solitude d'un Orphée moderne le discours poétique le plus ancien.

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Voir notamment Pierre Brunel, Le Mythe d'Electre, Paris, Armand Colin, 1971, réed. 1996, Sylvie Rollet, « Théo Angelopoulos ou le théâtre contre le cinéma », Théâtre au cinéma 6, 1995, p. 18 et suiv. et Yvette Biro, « L'histoire sied à Electre », Théo Angelopoulos, Etudes cinématographiques, 142-145, 1995, p. 67-71. F. Letoublon et C. Eades, « Angelopoulos et le mythe du premier regard », in Mythes d'hier, mythes d'aujourd'hui, actes du colloque de Royaumont (Juillet 1997), P. Brunel éd. 3. S. Rollet, « Le Regard d'Ulysse : le cinéma cessera-t-il d'être sourd ? », Etudes cinématographiques, op. cit, p. 170.

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