Les Mythes redécouverts à la Renaissance
Exemple du mythe d'Actéon et de Diane d'Ovide au XVIe siècle

Hélène Casanova-Robin. Université Stendhal

Hélène Casanova a réalisé une Thèse sur les lectures du mythe d'Actéon et de Diane à la Renaissance. Hélène Casanova reconnaît que le mythe d'Orphée renaquit selon des principes analogues et se propose de nous éclairer.


CHASSEUR CONTRE CHASSERESSE

La rencontre de Diane et d'Actéon, de la belle et chaste déesse et du chasseur puni d'une mort cruelle pour avoir vu la divinité se baigner nue, suscite effroi et fascination, crainte et pitié, pourrait-on ajouter. Figuré sur une peinture, sculpté dans la blancheur du marbre assortie à la carnation divine, ou relaté par un poète, le mythe ne laisse pas indifférent, tout à fait propre à nourrir les fonctions d'un beau discours telles que le définit la rhétorique classique : delectare et movere.
Les personnages participent grandement à ces qualités. Dans le rôle de la souveraine, une héroïne féminine, éternelle jeune fille, divinité de la chasse, des forêts profondes et sauvages, qui hante un univers obscur loin de toute terre civilisée et dont l'arc et les flèches disent assez la violence pour tuer les animaux des bois. En face d'elle, un jeune chasseur dont la faute consiste en la contemplation de la beauté nue, interdite, de Diane. Le cadre sylvestre, mystérieux et propre à abriter les êtres les plus étranges, constitue aussi en soi un élément attrayant, participant à créer un décor fabuleux propice à l'ouverture des portes de l'imaginaire. La personnalité ambiguë de la déesse suscite également l'intérêt du lecteur : loin de ces divinités manichéennes, fées ou mauvais génies que le folklore populaire a contribué à camper, prêtes à dispenser uniformément faveur ou punition sur l'être qu'elles rencontrent, Diane est dotée d'une complexité certaine, qui renforce son pouvoir de séduction. Figure de la juvénilité, elle incarne une forme de pureté ; mais, cruelle chasseresse n'hésitant pas à répandre le sang, elle sait se montrer intransigeante, notamment pour sauvegarder sa chasteté.
Nul mortel ne peut faire face à une théophanie : le corps des dieux est insoutenable à l'œil humain, de multiples récits " fondateurs " relatent cela . Pourtant, précisément, la récurrence de ce thème dans les textes les plus anciens montre à quel point la rencontre avec le divin appartient aux désirs les plus fréquemment manifestés de la part des hommes.
Or, Actéon en est l'un des leurs, et c'est là un nouveau centre d'intérêt, pour le lecteur. D'une part, cédant plus ou moins complaisamment au spectacle offert par la divinité, selon les versions du mythe, il invite à l'identification pour qui souhaite, comme lui, connaître le privilège d'une vision extraordinaire. D'autre part, sa vulnérabilité manifeste rappelle sa nature humaine et fait naître une compassion où entre sans doute une part de connivence. De plus, le mythe est avant tout l'histoire d'une transgression, réveillant dans l'âme de celui qui l'observe, la part rebelle qui sommeille en tout être, le désir de dépasser les limites de sa condition. Le châtiment, par la sévérité qu'il manifeste - et nombreuses sont les représentations figurées où l'on a représenté les chiens dévorant Actéon - , ne laisse pas non plus indifférent et attise l'effroi déjà engendré par la théophanie.
Pour combler enfin son public, le mythe offre, dans certaines occurrences, une métamorphose : la transformation du chasseur en cerf. Ce dernier motif, par l'étrangeté qu'il met en scène, inscrit délibérément le sort d'Actéon du côté du merveilleux, dans un monde contigu où les distinctions entre les différentes natures ne sont pas fermement arrêtées. Cette perméabilité suggère alors l'instabilité universelle qui affecte les êtres et les éléments de la nature, instillant là encore une inquiétude auprès du lecteur.

FORTUNE DU MYTHE RELATE PAR OVIDE

Les résonances d'un mythe sont ainsi multiples, et d'autant plus profondes qu'elles sont mises en branle par une parole efficace, qu'elle soit celle du poète ou celle de l'artiste, tous deux également artisans d'une rhétorique propre à exprimer la force d'un tel ensemble sémiotique.

Le mythe de Diane et Actéon bénéficie du récit qu'en offre Ovide au livre III des Métamorphoses, dans la mesure où, grâce à ce poète, il devient matière à un développement d'une grande richesse poétique ; s'ouvrent alors des perspectives de lecture diverses, dans une variété remarquable de tonalités et selon des esquisses de genres littéraires divers. Ainsi se côtoient dans le poème latin l'ekphrasis, la scène dramatique, la plainte élégiaque. Ovide joue ici à varier les perspectives, s'arrêtant sur certaines postures des héros qui en acquièrent une résonance profonde. L'exemple de la description émouvante de l'Actéon mué en cerf, souffrant de ne pouvoir proférer son désespoir à ses compagnons qui ne l'identifient plus est assez éloquent. La rhétorique est, de la sorte, exploitée au-delà des ressources ordinaires, le poète s'ingéniant à reculer les limites de l'expressivité.
Objet d'une lecture allégorique à l'époque médiévale, intégré à la poésie renaissante et baroque, largement illustré par les œuvres figurées, le mythe de Diane et Actéon témoigne de l'attrait exercé par la mythologie antique à cette période : la rencontre du chasseur et de la déesse révèle l'usage que l'on pouvait faire d'une fable devenue sujet d'exégèses ou choisie pour sa vertu décorative, suscitant la satisfaction de l'œil ou de l'esprit, ou pour le bonheur qu'elle apporte en laissant pénétrer l'imaginaire bien avant dans le réel. Les légendes d'Ovide sont en effet omniprésentes, dans la littérature, dans les divertissements, dans la décoration des habitations, où elles retrouvent une fonction qui était déjà la leur dans l'antiquité. Poèmes et ballets, fresques et tableaux, parcs et jardins, s'inspirent des Métamorphoses pour le plus grand plaisir de leurs commanditaires, ou de leurs artisans.
Peu à peu s'est dessinée une perspective nouvelle, qui connaît une ampleur remarquable au XVIe siècle : la participation du mythe d'Actéon à la poétique des passions.
Pour comprendre le cheminement emprunté, il faut avoir fait le détour par Pétrarque. C'est en effet le poète toscan qui, le premier, procéda à cette réappropriation de la fable, et à la mise en œuvre d'une poétique où le fabuleux occupait une place structurante. Rompant avec la tradition de l'herméneutique, il proposa un autre usage de la mythologie, l'insérant dans sa création poétique comme un langage à part entière. Le ton fut alors donné, et, lorsque la diffusion des Métamorphoses se généralisa, aux XVe et XVIe siècles grâce aux éditions diverses, illustrées, commentées, la fable de Diane et Actéon, soutenue par les inflexions ovidiennes, avait déjà trouvé dans le Canzoniere une caution de choix pour participer à l'expression de la lyrique amoureuse, ce dont les poètes ne manquèrent pas de se souvenir.
Le contexte historique et culturel propre au XVIe siècle favorisa considérablement le succès du mythe de Diane en général et celui de la légende d'Actéon en particulier, leur conférant une importance inédite : ainsi en France le rayonnement de la favorite du roi Henri II, Diane de Poitiers, fut l'un de ces facteurs, amplifiant notablement la place accordée à la mythologie sylvestre déjà répandue sous François Ier. La résonance de cet esprit se prolongea tout au long du siècle, culminant une dernière fois auprès des poètes baroques, l'esthétique privilégiée à ce moment trouvant dans la fable d'Actéon des affinités jusque-là inconnues.
Les auteurs " modernes ", renaissants et " baroques " - cette fois au sens chronologique du terme -, ont lu manifestement dans le mythe ovidien ces diverses composantes, et, séduits, les ont retranscrites, à leur façon, dans une écriture qui oscille entre l'imitation et l'innovation. De plus, pour un certain nombre d'entre eux, portés par leur culture humaniste à l'interprétation philosophique, ils ont fait de la rencontre avec Diane l'image de la contemplation de la Beauté : au lieu d'une aliénation, la métamorphose d'Actéon se charge alors d'une valeur de transcendance.

UNE RESURGENCE DU MYTHE D'ACTEON

Dire la passion aliénante et destructrice


SPONDE Jean (de), Les Amours, V,

Je meurs, et les soucis qui sortent du martyre
Que me donne l'absence, et les jours et les nuicts
Font tant qu'à tous momens je ne sçay que je suis,
Si j'empire du tout ou bien si je respire.

Un chagrin survenant mille chagrins m'attire,
Et me cuidant aider moy-mesme je me nuis ;
L'infini mouvement de mes roulans ennuis
M'emporte, et je le sens mais je ne le puis dire.

Je suis cet Actéon de ses chiens deschiré !
Et l'esclat de mon ame est si bien altéré
Qu'elle, qui devrait me faire vivre, me tüe :

Deux Deesses nous ont tramé tout nostre sort,
Mais pour divers sujets nous trouvons mesme mort,
Moy de ne la voir point, et luy de l'avoir veüe.


Le poète a ici retenu la figure de l'Actéon souffrant, à l'identité bouleversée, propre à devenir la métaphore de l'amant éconduit par une dame dont la froideur n'a d'égale que celle de la déesse Diane.
Ovide présente l'image du jeune chasseur devenu cerf sous l'effet des imprécations divines, torturé par la perte de son apparence humaine, tandis que subsiste son esprit humain. Cette dichotomie, ou plutôt cette double nature, trouve une expression dramatique sous la plume du maître antique qui évoque avec force expressivité la douleur du héros devenu incapable de verbaliser. Sous l'effet de cette scission entre le corps et l'esprit, vacille l'identité de l'individu, oscillant entre deux natures incompatibles, celle humaine et celle animale.
Sponde, précisément, au moment où il met l'accent sur cette impossible parole, signe le plus intense d'une blessure extrême, fait surgir l'assimilation à Actéon, comme si le simple fait de dire " je suis cet Actéon " était un des modes d'expression de cette douleur ineffable. La face d'Actéon privilégiée ici est celle du chasseur devenu victime, supplicié par ses chiens. Tous les éléments du récit ovidien sont alors chargés d'une signification métaphorique, s'inscrivant dans un jeu de contrastes relevant de l'esthétique baroque. Dire l'incongruité de cette âme qui semble avoir perdu sa fonction première, un principe de vie par excellence, pour adopter ici un rôle inverse, puisqu'elle est porteuse de mort. Les paradoxes et les contradictions qui assaillent Actéon sont les mieux à même pour signifier l'état de l'amant spondéen, dépourvu de toute cohérence, à l'image de son corps démembré, en raison de la passion qui l'étreint.
Inaugurant le couple des deux tercets où se tient souvent le thème principal du sonnet, cette métaphore, " Je suis cet Actéon... " d'une part met l'accent sur le parallélisme de situation des deux personnages évoqués, qui trouvent la mort en raison d'un regard - donné pour l'un, refusé pour l'autre - d'autre part place la parole au centre de la réflexion. Celle-ci constitue le point central de toute mise en scène de la douleur, le degré ultime étant marqué par sa disparition, à laquelle ne peut suppléer que l'artifice poétique.

Orphée, un jeune homme vieux comme l'Humanité.

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